DENTS NOIRES AFFICHE GARDE 2 OK

 

Interview des deux écrivains, auteur de la trilogie LES DENTS NOIRES.

 

 Heliane Bernard, Docteur en histoire de l’Université Lyon 2, auteur de : La Terre toujours réinventée, La France rurale et les peintres de 1920 à 1955, une histoire de l’imaginaire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990. Prix Sully Olivier de Serres, et de Christian-Alexandre Faure, Docteur en histoire de l’Université Lyon 2, auteur de : Le projet culturel de Vichy : folklore et révolution nationale 1940-1944, préface de Pascal Ory, Coédition CNRS, Presses Universitaires de Lyon, 1989. A été missionné par la Ville de Lyon pour la conception historique du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) de 1986 à 1991

Heliane Bernard Christian Alexandre Faure

 

Libre Pensée Rhône (LP 69) : Vos deux livres déjà parus et le 3eme à venir, tournent autour de la naissance de l'imprimerie à Lyon au 16ème siècle. Pourquoi ce choix ?

 

Heliane Bernard & Christian-Alexandre Faure : La Colline aux corbeaux[1], et L’Homme au gant [2] sont les deux premiers volumes d’une saga romanesque en trois temps[3]. Son nom « Les Dents noires » évoque les minuscules caractères métalliques mobiles, maculés d’encre, qui servaient pour imprimer les livres. Nous n’avons pas choisi d’aborder l’invention de l’imprimerie et son impact sur la société à travers ses pionniers, comme Gutenberg, dans le bassin rhénan vers le milieu du XVème siècle, mais après 1515, date qui marque les débuts du règne du roi François 1er et est surtout le moment où cette révolution technologique est en plein essor.

          La saga s’inscrit de 1515 à 1545. Ces trois décennies voient se rependre, comme une trainée de poudre, grâce à cette nouvelle invention, idées et savoirs, et se transformer profondément les mentalités, dans toute l’Europe. Or Lyon et Venise (Paris se rajoutera dans le tome 3 qui paraitra en janvier prochain) ont été deux villes essentielles dans le développement de cette technologie. Lyon, comme Venise et Paris étaient intéressantes car non seulement les imprimeurs et les libraires (nom donné alors aux éditeurs) y étaient très actifs, mais y ont connu des évolutions différentes et complémentaires. Venise joua véritablement un rôle novateur avec des éditeurs virtuoses comme Alde qui ont repensé le livre dans sa forme. Les vénitiens sont à l’origine des caractères « romains » ou « italiques » qui permirent une meilleure lisibilité des textes, et du livre de petit format, les in octavo, ou in seize, dans lesquels on peut voir les premiers livres « de poche » qui vont révolutionner le rapport au livre. On pouvait désormais s’approprier individuellement sa lecture et l’emmener avec soi, à l’occasion des voyages. Lyon, par contre, ne fut pas novatrice dans le domaine de la forme. Les imprimeurs lyonnais avaient la réputation de copier les vénitiens, et parfois de « bâcler » leurs impressions, mais ils firent de cette invention une véritable industrie.

          Lyon n’était ni une ville universitaire, comme Paris ou Montpellier, ni une ville de justice. Il n’y avait pas de tribunal, par contre, Lyon était une ville très riche par son commerce, lié à la fois à ses quatre foires vivant au rythme des saisons, et à sa situation de ville frontière avec l’Italie. La richesse de ses marchands, de ses banquiers (notamment florentins) et de ses industries, (Lyon verra à partir de 1536 se développer l’industrie de la soierie), fera que le livre pourra y prospérer. Dans ce début de XVIème siècle, le livre reste encore, bien que manufacturé, un produit de luxe jusqu’alors réservé aux princes de l’Église et du royaume. Il va désormais pouvoir être acheté par les notables qui animent la ville et font sa richesse.

          De nombreux imprimeurs allemands ou italiens (originaires du Piémont et de Florence) vont s’y installer et y prospérer ; la plupart vont franciser leurs noms et accéder peu à peu à la citoyenneté, s’intégrer à la vie politique de la cité. Aymé de la Porte, le maître de Dioneo, le héros du volume 1 ou encore Jacques Sacon, celui de Iulio, héros du volume 2 sont tous les deux originaires du Piémont.

LP69 : Pour nous libres penseurs, la question du livre est primordiale dans l'émancipation de l'esprit humain. Vos livres montrent les protagonistes de l'histoire en butte aux pouvoirs, dont celui de l'Église. Comment analysez-vous la naissance de la question de la liberté absolue de penser, donc d'imprimer, dans ce Lyon du 16ème siècle ? Pourquoi ici à Lyon et à ce moment-là ?

Heliane Bernard & Christian-Alexandre Faure : Rabelais, Bonaventure Des Périers, Dolet, Marot, ont contribué à la diffusion de la libre pensée à travers l’Europe en faisant circuler leurs écrits, en traduisant les textes des penseurs de l’Antiquité. Ils ont été soutenus par certains imprimeurs installés à Lyon, qui travaillaient en réseau avec des imprimeurs partenaires installés dans toutes les grandes villes européennes.  Les livres circulaient en tonneaux ou ballots comme les tissus ou les épices. La Grande Compagnie des Libraires de Lyon montait des projets à l’échelle de l’Europe. Les humanistes, dont ils portaient les principes, étaient des européens. Le latin était leur langue de liaison. Dioneo et Iulio, les deux personnages centraux des deux premiers volumes de la saga, vont ainsi parfaire leurs formations chez des éditeurs vénitiens, les Gabiano et les Giunta, qui travaillent en lien avec les grands libraires lyonnais.

          Les ateliers d’imprimerie devinrent le lieu où les idées nouvelles, venues d’Allemagne (les thèses de Luther datent de 1519) ont germé et se sont diffusées. La question des langues vernaculaires était au cœur de la pensée humaniste, comme celle de la maitrise de l’hébreu, du latin et du grec qui doit permettre l’étude des textes sacrés et un travail d’exégèse sur la Bible. Le grec, la langue des païens, comme l’hébreu, celle des assassins du Christ, n’étaient pas en odeur de sainteté. Le volume 3 abordera aussi la question de la censure du pouvoir politique, à travers l’interdiction et la destruction d’un ouvrage Le Cymbalum Mundi, soupçonné d’athéisme. Les ateliers d’imprimerie, comme celui de Sébastien Gryphe, l’ami des Dioneo et de Iulio, né en Allemagne, qui poursuivit sa formation à Venise, avant de s’installer à Lyon, sont des laboratoires de la pensée scientifique, théologique et littéraire.

          Lyon, et c’est important pour la relative liberté de penser, d’écrire et d’échanger, est loin de Paris où règne la Sorbonne qui a la haute main sur ce qui est dit, fait ou écrit. De plus, la frontière du Royaume est à quelques lieues, pour fuir les Inquisiteurs en cas de danger. Rabelais, comme Marot ou Dolet ne s’en privèrent pas.

LP69 : Votre tome 3 à venir semble évoquer largement le martyr d'Etienne Dolet auquel les humanistes lyonnais sont de tout temps très attachés. Il est devenu le "patron" du syndicat des imprimeurs et est devenu un porte-drapeau de la Libre Pensée au 19éme-début 20éme siècle, avec l'Association il a été obtenu une plaque rue Mercière à l'emplacement de sa Doloire, une plaque sur une rue et bientôt sans doute une fresque évoquant le banquet des humanistes. Mais c'est toujours un enjeu de l'évoquer en 2020, rien n'est simple. Pourquoi selon vous cet imprimeur, traducteur de Cicéron, a-t-il autant déchainé la haine de l'Église et globalement des puissants ?

Heliane Bernard & Christian-Alexandre Faure : Soupçonné d’hérésie pour avoir mangé de la viande en Carême et avoir édité sur ses presses Le Nouveau Testament en français ainsi qu’un texte de Calvin, Dolet a été emprisonné au mois de juillet dans le palais dit de Roanne, en rive droite de la Saône, avant d’être emmené à Paris pour y être jugé. À ce moment de l’Histoire, la sœur du roi n’a pas pu intervenir. Elle était dans son royaume et soupçonnée de collusion avec les « hérétiques », mais elle était la sœur du roi. Aux mains de l’Inquisition, à Paris, Etienne Dolet n’a pu être sauvé. C’était un homme trop libre et irréductible, des fautes impardonnables pour les inquisiteurs.

          Nous évoquerons dans l’épilogue du volume 3 qui s’achève en 1543, son martyr en 1546 puisque Étienne Dolet fut pendu puis brûlé (comme ses livres) à Paris, le 4 août 1546, sous l’inculpation d’impiété pour avoir traduit une phrase de Socrate laissant à penser qu’il niait l’immortalité de l’âme.

          Sébastien Gryphe, que l’on a qualifié à Lyon de « Prince des libraires lyonnais » s’entourait de penseurs et de savants, comme Étienne Dolet (qui était aussi imprimeur) ou François Rabelais (Présents dans le tome 3 qui s’ouvre en janvier 1535, date à laquelle - suite à l’affaire dite des Placards - le roi interdit l’imprimerie. Rabelais fut un des organisateurs du fameux Banquet, organisé en 1537 à Paris pour marquer leur soutien et leur solidarité à son ami Dolet, évadé des prisons lyonnaises, mais gracié, au même moment par le roi.

          Le milieu de l’imprimerie fut particulièrement sensible aux idées nouvelles qui remettaient en cause l’Église dans ses excès et ses abus, notamment autour de la question des Indulgences. Nombre d’entre eux se rallièrent aux idées de la Réforme ou à celles des cercles évangéliques qui se réunissaient autour de la sœur du Roi, Marguerite de Navarre. Dolet a milité et œuvré pour la question des traductions. Dans le tome 3 nous évoquerons aussi son arrestation en 1542 à Lyon.

          Pour conclure, bien que nous soyons historiens, nous avons préféré utiliser le mode romanesque et la fiction pour transmettre et faire comprendre à un large public l’histoire d’une invention essentielle pour l’esprit humain. L’éducation est la colonne vertébrale de toute civilisation.

LP69 : Pour finir, un avis personnel sur l'évolution de la liberté de pensée et d'écrire dans notre monde en 2020 ?

Heliane Bernard & Christian-Alexandre Faure : La liberté de pensée a toujours été au cœur de nos préoccupations. Elle est vitale comme peut l’être l’oxygène pour la respiration. En tant qu’historiens, nous nous sommes penchés sur les idéologies totalitaires qui, comme le pétainisme en France, furent liberticides.

          La notion d’engagement avait été aussi centrale dans mon (Christian-Alexandre Faure) travail de conseiller scientifique dans la conception historique du C.H.R.D. (Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation) à Lyon.

          Ensuite, nous sommes devenus nous-même éditeurs. Nous avons créé à Lyon en 1991 la revue d’initiation à l’art Dada, Première revue d’art pour enfants de 6 à 106 ans, pour laquelle nous n’avons jamais accepté la moindre intrusion, pression ou censure, alors qu’à plusieurs reprises des partenariats institutionnels ont tenté de s’immiscer dans notre ligne éditoriale. Nous n’avons jamais accepté de censure, par principe, sur les textes de nos auteurs, ni les avons soumis à relecture.

          Enfin depuis janvier 2015, suite à l’attentat contre le siège de la rédaction du magazine Charlie Hebdo, nous poursuivons notre engagement pour la liberté d’expression au sein d’une association citoyenne Le Crayon[4], que nous avons fondée et dont le propos est la défense et l’illustration de la liberté d’expression à travers la promotion du dessin de presse. Le 7 janvier 2015, nous avons découvert avec stupeur que dans un pays libre et démocratique comme la France, le pays de Rabelais, Dolet ou Voltaire, on pouvait mourir de rire.

          Face à la déraison fasciste des bourreaux, et face à ceux qui instrumentalisent leurs crimes, nous avons souhaité affirmer que le rire, c’est la vie ; la satire, la caricature, et l’insolence, de sains remèdes. Dans ce cadre, nous organisons, entre autres, chaque année, une grande exposition collective et thématique, réunissant à chaque fois plusieurs centaines de caricaturistes du monde entier. Nos dernières expositions portaient sur les questions très actuelles des « Droits des femmes » et des « Réseaux sociaux ».

          En 2020, nous initions une grande exposition qui réunit près de 250 dessinateurs et dessinatrices de presse sur la question de l’écologie et de la protection de l’environnement. 

          Enfin, outre l'organisation de débats, de projections de films et d'expositions sur le dessin de presse et la liberté d'expression, Le Crayon se mobilise aussi en organisant dans les écoles et les médiathèques, des ateliers animés par des dessinateurs de presse, des journalistes pour sensibiliser et éduquer les jeunes générations à la laïcité et à la liberté de pensée. Nos intervenants sont des secoueurs de conscience.

          Ces actions nous semblent essentielles à un moment où nous sommes cernés par une montée des extrémistes religieux et plus encore, peut-être, par une progression de la prudence des artistes et des médias. On entend souvent « on ne pourrait plus, aujourd’hui dire… écrire… ». En fait, on peut s’exprimer, mais le conformisme envahit tous les domaines de la culture ou de la politique. Les réseaux sociaux s’en mêlent. Les artistes n’osent plus aller au bout de leurs pensées. Les médias s’offusquent et se conforment à l’humeur ambiante.

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[1] https://www.editions-libel.fr/maison-edition/boutique/la-colline-a ux-corbeaux/

[2] https://www.editions-libel.fr/maison-edition/boutique/lhomme-au-gant/

[3] La Colline aux corbeaux et L’Homme au gant ont été publiés respectivement en 2018 et 2019 à Lyon par les éditions Libel. Le premier volume de la saga, est centré sur le thème du livre outil de pouvoir. On y découvre comment la liberté d’expression est alors soumise aux actes de la censure, reflet de l’intolérance religieuse... L’Homme au gant, deuxième opus de la saga, porte plutôt sur le livre outil de savoir et d’idées nouvelles.

[4] http://www.lecrayon.net